navigation
titel
fotografischer schiess-stand detail aus dem riesenrundgemälde
C'est un très vague souvenir. Du stand de tir photographique, je ne me rappelle presque rien, si ce n'est le bruit sec des détonations parfois suivi de l'éblouissante lumière du flash. C'est en relisant L'Emploi du temps de Michel Butor1 que les détails de cette curieuse attraction foraine me sont revenus avec la fulgurance des souvenirs qui resurgissent. J'ai revu alors les tireurs appuyés au comptoir épauler lentement leurs fusils, se concentrer, viser puis tirer. Je me suis souvenu que, lorsqu'ils touchaient la cible en son cœur, ils déclenchaient un dispositif photographique qui les fixait instantanément de son éclair magnésique. Ils gagnaient ainsi le droit d'emporter leurs effigies en tireur. Aujourd'hui, en regardant les images qui ont subsisté bien après que l'attraction eut disparu, je ne peux manquer d'éprouver un certain malaise à me voir ainsi mis en joue. Par la grâce du dispositif photographique, je suis devenu cible.

J'ai éprouvé un sentiment similaire en visitant pour la première fois le panorama d'Innsbruck qui représente la bataille pour l'indépendance du Tyrol du 13 août 1809. Sur la colline du Bergisel, à proximité de l'endroit depuis lequel Andreas Hofer et ses généraux dirigent l'offensive, quelques tireurs se sont embusqués derrière une clôture et braquent leurs armes vers un hypothétique ennemi qui n'est autre que le spectateur. Sous le feu de leurs fusils, je suis transporté en plein cœur de l'offensive. Ainsi visé, je me retrouve en plein milieu du champ de bataille, à nouveau, je deviens cible. Comme face au regard de la Joconde, je reste dans leur ligne de mire à quelque endroit de la rotonde que me portent mes pas. L'effet est particulièrement paradoxal : les tireurs qui me visent m'impliquent dans l'image ; en même temps, ils m'en tiennent à distance par la menace même de leurs armes. La barrière derrière laquelle ils se tiennent semble également là pour me rappeler que je suis moi aussi derrière une similaire balustrade. Dans l'espace clos de la plate-forme, je suis certes au centre de l'image, mais tout semble m'en interdire l'accès. Dans le dispositif optique du panorama, je suis exactement comme dans un wagon de chemin de fer : j'apprécie les scènes qui se déroulent sous mes yeux mais à aucun moment je ne peux descendre cueillir les fleurs qui poussent au bord de la voie. Je suis au centre de l'image, sans être dans l'image.

Je suis au bord de l'abîme, mais jamais je n'y tombe, disait Paul Gauguin.2 Je suis au bord de l'image, mais jamais je n'y entre, serait tenté de dire le spectateur du panorama. Confiné derrière la balustrade, sous la menace de quelques inquiétants carabiniers, je ne peux en effet pénétrer dans l'image. Je suis fermement assigné à rester au centre du panorama, dans l'œil du dispositif. Dans le brevet qu'il déposa pour l'établissement du premier panorama, l'Irlandais Robert Barker souligne d'ailleurs l'importance de cette position dans l'élaboration de l'illusion : [...] il doit y avoir un enclos intérieur à ladite construction [...] ce qui empêchera l'observateur de trop s'approcher du dessin ou de la peinture, de façon à ce que celui-ci ou celle-ci développe son effet de tous les points d'où il ou elle peut être vu(e).3 Face à cette contrainte, Arno Gisinger a fait ce que tout spectateur a un jour rêvé de faire : il a sauté la barrière, il est entré dans l'image pour l'aller voir de plus près. Et qu'a-t-il trouvé de l'autre côté du miroir ? Non pas une autre réalité, comme Alice au pays des merveilles, mais deux autres réalités ... ou plutôt ... deux autres simulacres : la peinture et le faux terrain. Observé depuis la plate-forme, c'est l'habile combinaison de ces deux espaces de représentation (la toile en deux dimensions et le premier plan en trois) qui constitue l'illusion. En entrant ainsi dans l'image, Arno Gisinger désamorce le processus perspectif initialement établi pour une vision centrale. Il rompt l'illusion et dévoile l'artifice.

Les photographies rapportées de cette incursion au pays de l'illusion révèlent un univers inédit peuplé d'êtres anamorphosés et d'objets singuliers. Un soulier, un étandard, un fusil, un chapeau qui semblent disposés ça et là comme autant de symboles. Réalisées à la lisière de la toile et du faux terrain, au point de rencontre de deux simulacres, ces images montrent la rupture de l'espace perspectif. Elles soulignent ce que le dispositif panoramique tentait de dissimuler et mettent en évidence la construction de l'illusion. Les travaux de François Robichon et de Bernard Comment sur le panorama4, inspirés par ceux de Michel Foucault, ont montré combien cette mise en scène de la représentation imposait une vision déterminée de l'événement historique, combien la construction de l'illusion était aussi celle de l'Histoire. C'est précisément dans cette lignée de pensée que s'inscrit l'interrogation photographique et théorique d'Arno Gisinger. Comme dans ses précédents travaux, Oradour sur Glane. Archéologie d'un lieu de mémoire et Messerschmitthalle5, il s'est employé ici à démonter les mécanismes de la construction de l'Histoire. Histoire qui semblait pourtant bien protégée ; elle avait posté en défense quelques menaçants carabiniers, gardiens de l'illusion, sentinelles des simulacres.

Notes :
1. Michel Butor, L'Emploi du temps, Paris, Minuit, 1956.
2. Paul Gauguin, Lettre de juin 1892, in : Lettres de Gauguin à Daniel de Monfreid, Paris, Georges Falaize, 1950, p. 58.
3. Robert Barker, Brevet déposé en date du 19 juin 1789, cité par Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993, p. 108.
4. François Robichon, Le Panorama, spectacle de l'histoire, in : Le Mouvement social 131, avril-juin 1985, p. 65-86 ; Bernard Comment, op. cit.
5. Arno Gisinger, Messerschmitthalle. Oradour. Catalogue d'exposition des Klangspuren '95, Schwaz / Tyrol 1995.